Dans cet article, je dresse le panorama culturel d’une pratique du tatouage dans un pays, cette fois-ci, le Japon. Cette deuxième partie évoque une évolution complexe du tatouage dans la société nippone, de son apogée à son bannissement, du rituel des natifs à l’Irezumi traditionnel stylisé par les artistes de l’Ukiyo-e et les graveurs du Mokuhanga.
une pratique autochtone
Pendant la période Kofun (300 av. J.-C. — 600 apr. J.-C.), avec une présence majoritaire de l’ethnie wa sur l’archipel du Japon, la marque encrée fut associée à l’archaïsme autochtone, comme avec le sinuye, le large sourire des femmes Aïnous, ou le hajichi, les petits haricots sur les mains des Okinawaïennes. Durant l’ère d’Edo (1603-1868), le shogunat Tokugawa publia à plusieurs reprises des décrets pour empêcher ces rituels dits « barbares ». Cependant, les premiers peuples, ancrés dans leurs coutumes, ne se soucièrent guère de cette législation. Malgré cette aversion des wa, le tatouage devint en vogue auprès des ouvriers et même des riches marchands, au cours du 17e siècle.
On retrouve une première référence à l’Irezumi dans les quartiers de plaisirs. La courtisane jurait fidélité au client en inscrivant définitivement son nom sur sa peau laiteuse. Outre ce graffiti romantique, un style sophistiqué plus proche de l’Irezumi traditionnel, se propagea dans certains corps de métier comme celui des hikyaku (coursiers) et des tobi (pompiers). Ces personnages folkloriques incarnèrent une esthétique raffinée du tatouage à l’étranger. En studio, ils furent mis en scène pour la création de cartes postales colorisées à la main et diffusées dans le monde entier au début du 19e siècle.
Les tobi
Ces hommes jouèrent un rôle primordial dans la communauté et leur peau encrée devint le symbole de leur bravoure. En effet, traumatisé par l’incendie destructeur de Meireki en 1657, le Gouvernement promulgua une loi pour organiser la lutte contre le feu et quadrilla la ville de groupes de pompiers professionnels, appelés tobi. En l’absence d’activité, ils prêtaient un coup de main sur les chantiers de construction. La professeure Yamamoto Yoshimi explique qu’ils retiraient leur kimono pour se déplacer avec agilité et conservaient uniquement le fundoshi, un pagne pour dissimuler leurs parties intimes. Leur peau encrée donnait l’illusion qu’ils revêtaient un habit préservant leur pudeur et la bonne moralité de la population.
Ils étaient appréciés des citoyens parce qu’ils luttaient avec efficacité contre les incendies et veillaient à la sécurité de la communauté. Yamamoto Yoshimi résume : « Ces tobi habiles aux tatouages élégants faisaient la fierté du quartier. Le dragon était un des motifs les plus populaires, car l’on considérait traditionnellement au Japon qu’il apportait la pluie, et qu’il protégeait spirituellement le porteur ». D’ailleurs, elle ajoute que les habitants les plus aisés prirent en charge leurs frais d’encrage. C’est à cette période que serait apparu le métier de tatoueur horishi.
L’IREZUMI KEI
Dans The Artistic Evolution of Japanese Tattoo Culture, Anne Hass déclare que l’Irezumi traditionnel se répandit progressivement dans les classes inférieures, auprès des ouvriers, des paysans et même des gangs, dès le 18e siècle. Puis, il fut imprégné d’une aura criminelle lorsque le shogunat instaura l’irezumi kei, une sanction pénale épidermique en 1720. Le magistrat Kitamachi Yoriki répertoria les différents châtiments physiques sous forme d’illustrations accompagnées d’annotations dans un dossier intitulé Tokurin, en 1814.
On marquait les bras des malfaiteurs et le front des assassins avec des signes distinctifs visibles. Le terme d’irezumi fut sali tandis que celui d’horimono prit vie sous la forme de compositions complexes et sophistiquées encrées au tebori sur tout le corps, nécessitant patience et courage. Certains chercheurs imaginent que, par son étendue, il dissimula les stigmates des mauvais garçons tels que les kyôkaku. Ces ancêtres des yakuza « professaient l’esprit chevaleresque en tant que soi-disant gardiens du peuple ». Ils étaient perçus par la population comme les protecteurs des faibles et des innocents face aux élites puissantes et corrompues.
La peau de brocard
En 1759, leur renommée fut accentuée par la parution du roman chinois Shui Hu Zhuan, « Au bord de l’eau », traduit par le japonais Kanzan Okajima. L’ouvrage relatait les aventures épiques de 108 brigands tatoués dont les planches furent peintes par les artistes du mouvement de l’Ukiyo-e, signifiant « images du monde flottant ». Utagawa Kuniyoshi et ses comparses y représentèrent les kyôkaku avec le corps recouvert de vagues, de dragon, de pivoines, de feuilles d’érable, de fleurs de cerisiers, etc. Cet attrait pour les truands gagna le théâtre Kabuki et les acteurs se produisaient sur scène avec des kimonos peints pour donner l’illusion d’être tatoués. La peau de brocard fut associée à l’esprit chevaleresque, la bravoure et la force. Et les kyôkaku devinrent des figures incontournables de la culture populaire edo.
bannissement sous l’ère meiji
L’Irezumi traditionnel resta emblématique jusqu’au début du 19e siècle. Les pratiques de l’Ukiyo-e et du Mokuhanga, une méthode de gravure sur bois utilisée pour l’impression des peintures, ennoblirent la parure encrée en transformant durablement son esthétique. Les compositions plus détaillées s’agrandirent et s’enrichirent pour aboutir à un style plus sophistiqué tant par sa beauté que sa spiritualité, appelé horimono. Anne Hass explique que de nombreux artistes convertirent leurs outils en aiguille à tatouer. Ainsi, les superbes œuvres picturales de l’Ukiyo-e épousèrent les corps pour les habiller telle une étoffe de soie.
Lorsque les signes de prospérité furent proscrits, les marchands arborèrent ce nouvel art sur la peau pour afficher leur opulence. Cet état de grâce dura peu de temps. En effet, en 1799, la population majoritaire wa avait déjà tenté d’éradiquer cette tradition ancestrale sans succès. Au cours de l’ère meiji (1868 – 1912), le pays voulut moderniser son image pour s’ouvrir au monde extérieur. En 1872, le Gouvernement affermit la loi avec une restriction totale de la pratique du tatouage et une assimilation culturelle forcée des Aïnous et des Ryukyuans. Ce fut d’une violence inouïe. L’encre fut retirée avec de l’acide chlorhydrique ou par opération chirurgicale. À force de discrimination, les populations autochtones abandonnèrent les coutumes du sinuye et du hajichi au milieu des années 1950.
l’engouement des marins
Au 20e siècle, l’Irezumi se fit discret et disparut de la culture populaire japonaise. En revanche, il s’exporta à l’international. En effet, la législation interdisait la pratique aux habitants, mais pas aux touristes. Néanmoins, Yamamoto Yoshimi raconte que les horishi furent forcés de tatouer en toute clandestinité et de travailler en tant que peintres d’enseignes ou fabricants de lanternes. De nombreux artistes s’installèrent dans le port de Yokohama, qui accueillit une importante clientèle aristocratique comme George V d’Angleterre ou Nicolas II de Russie.
Grâce aux officiers, aux marins et aux visiteurs de passage, le tatouage japonais acquit une renommée planétaire. À la fin du 19e siècle et au début du 20e siècle, Hori Chiyo exerça également dans la baie au sein de la boutique Arthur & Bond Art Furniture, au 38 Water Street. Avec une frénésie pour le japonisme, la presse internationale ne tarit pas d’éloge sur le tatoueur nippon. Cette renommée incita les horishis à voyager dans le monde comme en Grande-Bretagne ou aux U.S.A.
L’occupation américaine
Sous l’occupation américaine, l’interdiction « légale » de tatouer fut levée en 1948. Yamamoto Yoshimi rapporte que les horishis encraient majoritairement des motifs occidentaux sur la peau des militaires américains. Peu importe, tant qu’ils pouvaient vivre de leur art. À Yokosuka, leurs affaires devinrent fructueuses pendant les guerres de Corée et du Vietnam. Dans les années 1970, l’Irezumi traditionnel fut mis en lumière grâce à de nombreuses publications, et notamment, le livre « Tokyo Tattoo » de la photographe américaine Martha Cooper. Néanmoins, il restait marginalisé et assimilé à la marque du criminel. Dans la mode, Issey Miyake détourna la peau de brocard pour en faire un vêtement stylisé. Dans les années 1980, les communautés urbaines, comme les rockeurs ou les punks, permirent à la jeunesse de redécouvrir la beauté de l’Irezumi traditionnel.
Save tattooing in japan
Au début du 21e siècle, Gakkin, Nissaco, Gotch insufflèrent un vent de modernité avec leurs patterns graphiques aux inspirations classiques, tandis que Taku Oshima revint aux sources tribales et autochtones avec ses larges aplats de noir. En 2020, les horishis vécurent une étape importante dans leur métier. En effet, en 2015, Taiki Masuda fut condamné à une amende de 300 000 yens (2 373,90 euros) pour avoir tatoué sans « licence médicale ». Pendant 5 années, il mobilisa l’opinion publique avec son association « Save tattooing in Japan » pour que le métier de tatoueur soit reconnu. En 2020, la Cour suprême du Japon (la plus haute instance judiciaire) déclara que « Le tatouage n’est pas considéré comme un traitement médical ni comme un acte lié aux soins de santé » et donc reconnut que l’acte de tatouer était légal.
Sources :
Anna Hass, The Artistic Evolution of Japanese Tattoo Culture, August 2019
Yamamoto Yoshimi, « Irezumi » : histoire du tatouage au Japon,12/02/2018
Kelsey Ables, How Japanese Prints inspired a tattoo frenzy, 09/08/2019
Kim Kahan, Jessie Carbutt and Takeshi Dylan Sadachi, « Indelible Bonds: The Revival of Japanese “Tribal” Tattoos », 22/05/2024
Iwao Seiichi, Sakamato Tarō, Hōgetsu Keigo, Yoshikawa Itsuji, Akiyama Terukazu, Iyanaga Teizō, Iyanaga Shōkichi, Matsubara Hideichi, Kanazawa Shizue. 206. Hikeshi. In: Dictionnaire historique du Japon, volume 7, 1981. Lettre H (1).
Chen Zhenzhen, A Comparative Study of Two English Versions of Shui Hu Zhuan from the Perspective of Rewriting Theory, 2023