En Espagne, le tatouage fait son apparition dans les textes médiévaux. C’est, au choix, un signe religieux, nobiliaire ou d’hérésie. Au 15e siècle, durant la conquête de la nouvelle Espagne, Bernal Del Castillo choisit le mot « taraceo » pour décrire les tatouages des natifs « mexicains ». Au début du 20e siècle, il devient une marque carcérale.
Inspiré par A. Lacassagne, Rafael Salillas mène une étude sur le tatouage dans les prisons de la péninsule ibérique. Il publie « El tatuage ». En Espagne, le tatouage est alors réservé aux marins et aux militaires. En 1980, il prend des couleurs avec la movida madrileña. Après une longue période franquiste, le tatouage se transforme en liberté d’être « soi ». Durant la même année, Mao et Cathy ouvrent un atelier de tatouage dans leur maison d’Ibiza, à Santa Eulalia del Río. C’est la première boutique officielle connue en Espagne.
Texte : Alexandra Bay – Article paru dans Tatouage Magazine
XVIe siècle, les prisonniers de Séville
Au XVIe siècle, en Espagne, Cristóbal de Chaves s’intéresse au tatouage carcéral. Il est avocat à la cour de justice de Séville. Entre 1585 et 1597, il écrit un livre « Relacion de las cosas de la carcel de Sevilla y su trato ». Cristóbal connaît très bien la prison de Séville. L’administration déclare 1000 prisonniers. L’avocat en relève 1800. Les prisonniers vivent dans des conditions précaires. La prison devient un lieu de rencontre pour la pègre. L’administration ferme les yeux. Les affaires prospèrent.
Dans son livre, Cristóbal de Chaves décrit le tatouage des prisonniers de Séville : « […] entre les vaillants de la prison de Séville, c’était la règle de porter un cœur vert-de-gris piqué à la main ou au bras, comme les lettres d’un esclave de mauvaise qualité […] ». Ce tatouage symbolise le courage, il explique : « […] les braves se sont distingués, de même pour leur costume, leurs ornements, que pour leurs armes et pour leur tatouage, ils se sont distingués de la même manière pour leurs privilèges et leur autoritarisme au sein de la société carcérale. »
Les études de Cesare Lombroso ont longtemps influencé les recherches de Rafael Salillas.
Au XXe siècle, dans « El tatuage », Rafael Salillas insiste sur le caractère exceptionnel de l’étude de Cristóbal. Les prisonniers s’ornent d’un tatouage comme les chevaliers de Séville, sous le Siete Partidas. Les prisonniers se font tatouer un cœur vert-de-gris, sûrement un cœur entier et non percé d’une flèche. Ce n’est pas une marque d’esclavage, comme le souligne Cristóbal, mais un insigne. Rafael Salillas relève là une influence militaire.
L’anthropologue conclut : « L’importance qu’ils ont dans l’ordre militaire, comme ils l’avaient auparavant dans l’ordre chevaleresque […] constitue un indice très frappant de présumer que l’influence militaire, depuis les manifestations guerrières les plus lointaines, est l’une des causes les plus influentes dans le développement et la généralisation du tatouage. » Avec un réel intérêt pour l’univers carcéral, Rafael Salillas s’investit dans une discipline nouvelle : l’anthropologie criminelle.
Rafael Salillas, père de l’anthropologie criminelle
Au début du XXe siècle, Rafael Salillas est un disciple de l’anthropologie criminelle. Il naît le 26 mars 1854 dans la province de Huesca. Il étudie la médecine à Madrid. En 1880, il devient directeur général des prisons. En 1885, il dirige le service d’Hygiène et d’Anthropologie du Ministère de l’Intérieur. Rafael Salillas s’empare alors de la question de la criminalité. En 1888, il réussit à imposer une section pénitentiaire lors de l’exposition universelle de Barcelone. En 1890, il publie ses travaux et crée la revue « Revista Internacional de Antropología Criminal ». Il reçoit alors les louanges du criminaliste Cesare Lombroso.
Selon Rafael Salillas, les Celtes sont à l’origine de la pratique du tatouage chez les Français et les Italiens.
Les études de Cesare Lombroso ont longtemps influencé Rafael Salillas. Cependant, ce dernier est en désaccord avec le concept de l’atavisme. En effet, l’anthropologue prend aussi en considération l’environnement social de l’individu. Il rejette la prédisposition criminelle véhiculée par l’italien. Son hypothèse ? Le criminel est le produit des échecs et des déséquilibres de la société. Sa vision de la délinquance prend en compte des paramètres sociologiques. Rafael Salillas devient une autorité au même titre que Lacassagne.
L’anthropologue ouvre « La Escuela de Criminología » en 1906, au sein de la prison de Madrid. L’école possède son propre musée. La collection réunit des photographies de délinquants, des crânes de criminels, des tatouages, des squelettes, des objets artistiques réalisés par les prisonniers, etc. Rafael Salillas, devenu spécialiste en criminologie, décide de rédiger sa propre étude sur le tatouage en milieu carcéral.
Une étude du tatouage en Espagne au XXe siècle
En 1908, Rafael Salillas écrit « El Tatuage », traduit plus tard en « El Tatuaje ». C’est une enquête sur le tatouage carcéral en Espagne. Malheureusement, cette étude ne contient pas de dessins. « El Tatuage » donne une vision globale de la pratique du tatouage en Espagne, au XIXe siècle. Ainsi, Rafael déclare : « […] la coutume du tatouage est tellement exceptionnelle en Espagne qu’il ne vaut pas la peine de faire le calcul différentiel entre les manifestations de ce tatuage et celles du délinquant. ».
Si le tatouage en Espagne est exceptionnel, il l’est d’autant plus chez les femmes.
Le criminaliste émet une hypothèse sur l’importance des tatouages en France et en Italie du Nord. Ainsi, les Celtes auraient répandu la pratique du tatouage sur ces territoires. Ce qui ne serait pas le cas de l’Espagne : « La race dominante semble être ce que certains anthropologues appellent Kabila, d’autres Berbères, d’autres Ibéro-Libyens. » Les propos de Rafael Salillas sont étonnants. Au XIX et XXe siècle, il existe déjà des études sur la pratique du tatouage berbère.
En conclusion, au XXe siècle, les Espagnols possèdent uniquement une culture du tatouage « carcérale » ou « maritime ». Rafel Salillas conclut : « En Espagne, il existe, comme partout, le tatouage marin et une petite dérivation de ce tatouage chez les populations côtières, plus que chez les Andalous, dont la dérivation peut être plus liée au tatouage délinquant qu’au tatouage normal ; une manifestation relativement petite du tatouage délinquant et une absence absolue des autres manifestations du tatouage (militaire, professionnel, etc.). »
Tatouage, une pratique de prisonniers et de marins
Dans « El tatuage », Rafael Salillas affirme que le tatouage est réservé aux marins et aux prisonniers. Ainsi, le tatouage s’est répandu dans les villes maritimes. Surtout les villes portuaires qui entretiennent des relations constantes avec d’autres pays. Il cite les villes côtières de Cantabrique ou de l’Andalousie, comme Séville et Cadix.
Puis, Rafael Salillas démontre le lien ténu entre le tatouage maritime et carcéral. Il cite un passage de l’annuaire pénitentiaire de 1890 : « […] il semble naturel que la grande influence sur le développement et la généralisation du tatuage délinquant soit maritime, à la fois pour être le plus caractérisé dans la généralisation et le maintien des marques sur la peau, ainsi que celui le plus ressenti par les délinquants qui sont passés de la prison à la galère, où ils devaient rester pendant six à dix ans, ce qui était la peine maximale ».
Rafael Salillas ajoute que l’influence étrangère est un autre facteur non négligeable. Les marins sont souvent d’origine étrangère comme à Barcelone. En effet, les Français et les Italiens du Nord sont particulièrement présents. Il argumente ainsi : « Pour la première fois, nous voyons dans les collections espagnoles des représentations du tatouage professionnel et, même si elles sont peu nombreuses, elles découvrent une ingérence qui n’est attribuable à aucune de nos voies péninsulaires et qui, sans aucun doute, est typique des manifestations du tatuage normal en France en Italie ».
Si le tatouage en Espagne est exceptionnel, il l’est d’autant plus chez les femmes. Rafael consacre seulement quelques lignes sur le tatouage féminin dans « El Tatuage ». Il explique qu’il concerne les classes sociales « les plus insignifiantes et les plus dégradées. » Il conclut : « C’est pourquoi le tatouage féminin doit être recherché presque exclusivement dans la prostitution et constitue alors souvent un symbole passionnel ou simplement érotique. »
XXe siècle, les apaches sèment la zizanie
Au début du XXe siècle, ce sont surtout les apaches tatoués de Paris qui se font remarquer en Espagne. De Barcelone, à Madrid, les voyous sèment la panique. Les journaux mentionnent les faits et décrivent leurs tatouages. La maison d’édition « La Felguera — Editores » relate leurs forfaits dans un livre : Fuera de la Ley. Ils m’ont transmis une coupure de presse intéressante au sujet d’une « Fiesta du tatouage » en honneur aux mauvais garçons.
Les marins américains ont popularisé le tatouage tout comme les « Camel », les briquets Zippo et les disques de rock’n’roll.
Le journal Nuevo Mundo publie « La Fiesta du tatouage » dans le numéro du 10 février 1922. L’article relate une soirée au cabaret. Les danseuses portent des dessins peints sur les bras, le visage et le dos. Ces dessins font référence aux marins, aux prisonniers, aux prostituées, mais surtout aux apaches. Ainsi, Paris était entre les mains des Apaches qui régnaient en maître. Depuis, ils se sont installés à Madrid, Barcelone ou Bilbao.
« La Felguera — Editores » raconte que les journalistes ont été contrariés par la guerre menée contre les apaches, en Espagne : « La presse a découvert des vols qualifiés qui leur étaient attribués et même certains journalistes ont été contrariés par certaines de ces arrestations : ils ont été arrêtés uniquement pour avoir porté des tatouages. Le tatouage était quelque peu interdit. Pour cette raison, pendant la durée de la lutte, un inspecteur de police a évalué chacun des tatouages pour déterminer s’ils étaient immoraux. »
Les années 60, résurgence d’une pratique marginale
Dans son étude « De cuerpos, tatuajes y culturas juveniles », Rodrigo Ganter S. précise que seuls les soldats se font tatouer durant les deux guerres mondiales. La pratique du tatouage revient sur le devant de la scène espagnole avec les marins. En 1951, les flottes américaines font régulièrement escale dans le port de Barcelone.
Dans les années 80, sous l’impulsion des nouvelles « sous-cultures » les jeunes espagnoles se sont intéressés au tatouage
Le journal « El Periodico » relate que les marins américains ont popularisé le tatouage tout comme les « Camel », les briquets Zippo et les disques de rock’n’roll. Près du port, ils dépensent leur argent aux Ramblas. Les premiers tatoueurs professionnels se seraient alors installés dans ce quartier.
Le journal émet l’hypothèse que des tatoueurs étrangers, comme l’anglais Ron Ackers (1932-2204), travaillaient de façon saisonnière à l’arrière des boutiques fréquentées par les marins. Ce serait la 1re apparition de tatoueurs professionnels en Espagne.
Le tatouage et les classes moyennes
Dans son étude, Ganter précise que l’Espagne d’après-guerre est un paradigme (modèle) des sociétés européennes. Elle accueille de nouvelles formes de pensée et d’expression. Ainsi, le tatouage des marins et des criminels espagnols s’étend aux classes moyennes supérieures qui le considèrent comme un art anticonformiste, vers la fin des années 70 et début des années 80.
Ganter parle « de classes qui promeuvent une série de manifestations culturelles (telles que la “Movida madrileña”, un phénomène post Franco) alternatives aux courants culturels, et imprégnées de l’esprit punk-rocker qui s’est développé dans d’autres parties de l’Europe ».
En 1980, Mao et Cathy ouvrent un atelier de tatouage dans leur maison d’Ibiza, à Santa Eulalia del Río. C’est la première boutique officielle connue en Espagne.
Puis Ganter ajoute que dans les années 80, sous l’impulsion de nouvelles cultures telles que le punk, le hard rock, le rock et d’autres nouvelles tendances, les jeunes espagnoles se sont intéressés au tatouage. En 1980, Mao et Cathy ouvrent un atelier de tatouage dans leur maison d’Ibiza, à Santa Eulalia del Río. C’est la première boutique officielle connue en Espagne.
Repères bibliographiques :
El tatuage — Rafel Salillas
Relacion de las cosas de la carcel de Sevilla y su trato — Cristóbal de Chaves
De cuerpos, tatuajes y culturas juveniles — Rodrigo Ganter S.
Fuera de la Ley — Hampa,anarquistas,bandoleros y apaches — Los bajos fondos en España — La Felguera Editores