Chaque année, des milliers de disciples du Sak Yant, le tatouage bouddhiste, se font encrer au temple de Wat Bang Phra.
Chaque année, des milliers de disciples du Sak Yant, le tatouage bouddhiste, se font encrer au temple de Wat Bang Phra. Début mars, le célèbre sanctuaire thaïlandais organise le festival Wai Khru dédié aux maîtres tatoueurs. Les Sak Yant protègent ses disciples et leur confèrent des pouvoirs surnaturels. Durant le festival, les possédés du Yantra entrent en transe et sèment le chaos. Ils laissent dans leur sillage une forte aura mystique.
Texte : Alexandra Bay – Article publié dans Tatouage Magazine
À 50 km à l’ouest de Bangkok, Wat Bang Phra est le temple des dévots du Sak Yant. Le mot Sak signifie tatouer et le Yant est un dessin géométrique agrémenté de Katas, des prières bouddhistes. Début mars, le festival annuel Wai Khru accueille plus de 15 000 disciples, des Thaïlandais, mais aussi des touristes de passage. En Thaïlande, le Wai Khru est une cérémonie commune à toutes les professions. Le mot Khru — ou Kru — est une contraction du thaïlandais Kuru, traduction du sanscrit Guru qui veut dire enseignant.
Ainsi, le festival Wai Khru du temple de Wat Bang Phra rend hommage à ses professeurs tatoueurs, les Khru Sak. Experts du Sak Yant, les maîtres lisent le Pali une langue indienne très ancienne. Ils maîtrisent l’alphabet khmer et les Yant. Ils connaissent par cœur les chants de bénédiction et insufflent des pouvoirs occultes aux Sak Yant.
L’icône des Khru Sak est le moine vénérable Luang Phor Pern, le 8e abbé du temple. Son imposante statue trône dans le parc de Wat Bang Phra. Luang Phor Pern a dirigé le sanctuaire pendant 40 ans et jusqu’à sa mort en 2001, à l’âge de 79 ans. Son corps momifié repose dans un cercueil en verre, accessible aux disciples. Le Khru Sak était une figure populaire locale. Ainsi, le site Sak-Yant.com affirme que son Yant était « réputé pour sa beauté esthétique, mais aussi pour son pouvoir ». Il a transmis son savoir-faire à cinq moines de la lignée Wad Bang Pra, toujours en activité au temple.
À la fin de la séance, le moine chante un kata, tout doucement. C’est la seule manière d’activer les vertus ésotériques du Sak Yant.
Surnommé le roi des tigres, Luang Phor Pern était également reconnu pour ses nombreuses amulettes de protection. Bénies par le bonze, elles ont les mêmes pouvoirs extraordinaires que les Sak Yant. D’ailleurs, les disciples les accumulent autour du cou, tels des lucky charms. Celle de Luang Phor Pern est un dessin du moine qui médite sur un tigre bondissant. Grâce à cet expert du Sak Yant, Wat Bang Phra est devenu la Mecque du tatouage. Sa réputation a largement dépassé les frontières de la Thaïlande.
La veille du festival
Le festival Wai Khru est avant tout un événement religieux Bouddhiste aux rituels codifiés. La veille de la manifestation, on prépare une scène autour de la statue géante de Luang Phor Pern. Les moines les plus puissants seront assis sur cette estrade pour conduire la cérémonie. Ensuite, les moines procèdent au Krob Kroo. Ils invoquent les dieux ermites Lersi pour préserver les disciples de la magie noire et des mauvais esprits. Ils utilisent le Ruesi, une grosse tête couronnée dorée.
Elle représente les maîtres anciens et la transmission du savoir. D’ailleurs, l’apprenti qui devient tatoueur reçoit le masque de Ruesi entre les mains. Cela signifie qu’il est enfin un Khru Sak. L’ermite Lersi le plus populaire est Por Gae Dtaa Fai. La légende dit qu’il a découvert le secret pour ajouter de la magie aux tatouages. Il est parfois représenté avec 3 yeux et une peau de tigre posée sur sa robe rouge. Pendant la cérémonie du Krob Kroo, les moines vont tatouer plus de 24 heures d’affilée.
Une fois les longues aiguilles en métal bénies, les tatoueurs sont prêts à encrer des milliers de Sak Yant. La nuit ne fait que commencer. De nombreux dévots s’installent dans l’une des 5 salles du temple de Wat Bang Phra. Les pièces sont pleines, et chacun attend patiemment son tour. Chaque tatoueur encre un motif en particulier ou un animal totem : le tigre, le singe, le serpent, etc. Au détour d’un couloir, on observe un moine et le disciple porter le masque de Ruesi. Il leur recouvre complètement la tête. Au rythme des incantations du bonze et de sa pique, le dévot tremble. Possédé par la force spirituelle du Sak Yant, il entre en transe. Deux Thaïlandais doivent le maintenir avec vigueur. Ce sont parfois des hommes de la file d’attente. En effet, ils vont patienter plusieurs heures avant d’obtenir le précieux sésame pour une vie meilleure.
Les disciples tatoués durant la nuit choisissent ce moment pour prier et méditer. Ils doivent respecter 5 préceptes bouddhistes et selon le temple, la liste peut être bien plus longue.
À la fin de la séance, le moine chante un kata, tout doucement. C’est la seule manière d’activer les vertus ésotériques du Sak Yant. Selon une tradition plus moderne, les tatoueurs appliquent une petite feuille d’or sur le Yantra après sa bénédiction. Pendant ce temps, la fête bat son plein à l’extérieur. Les tigres « chinois » dansent et les feux d’artifice fusent. De nombreux initiés se baladent et profitent de la soirée. Pour quelques bahts, la monnaie locale, ils picorent aux différents stands de nourritures installés près du temple. Beaucoup dormiront sur place ou dans la rue, à même le sol. En effet, les Thaïlandais n’ont pas les moyens de se payer les hôtels à proximité, occupés majoritairement par les touristes occidentaux.
5 préceptes bouddhistes
Le festival Wai Khru débute un samedi, à 9 h 39. C’est un horaire aux énergies favorables. Le chiffre 9 est de bon augure dans la religion bouddhiste. Cependant, le temple attend des milliers de visiteurs, alors de nombreux disciples arrivent très tôt, entre 5 h et 6 h du matin. Les moines tatoueurs encrent encore des Sak Yant. Ils n’ont pas dormi ou se sont à peine assoupis. Lorsque le dévot pénètre dans le sanctuaire, il aperçoit une grande bannière avec les différents motifs à tatouer.
D’abord, il s’enquiert sur la façon correcte d’aborder le moine tatoueur. Puis, il observe un rituel bien précis. En premier, il prépare des offrandes pour Bouddha et les tatoueurs. Dans un panier, il place des fleurs, des bâtonnets d’encens, des bougies, des cigarettes et 25 bahts (70 centimes). Une fois les présents déposés, le dévot retire ses chaussures et s’assoit dans la file d’attente. Si le tatoueur accepte ses cadeaux, il le bénit. Le dévot devra encore endurer de longues heures pour recevoir son Sak Yant. C’est le moment idéal pour la méditation.
À une heure encore matinale, de nombreux disciples sont déjà installés face à la statue géante de Luang Phor Pern, dans le parc du temple. Certains attendent en file indienne pour lui rendre hommage. Sur l’autel, ils déposent des fleurs de lotus, un symbole de pureté et emblème du Bouddha. Puis, ils s’assoient dans la cour pour méditer. Ils veillent à laisser la voie libre jusqu’à la statue du vénérable moine. Les disciples tatoués durant la nuit choisissent ce moment pour prier et méditer. Ils doivent respecter 5 préceptes bouddhistes et selon le temple, la liste peut être bien plus longue. Ils ne doivent pas tuer, voler, mentir, se droguer et avoir des relations sexuelles illégitimes.
Entre le IXe et XIIIe siècle, l’empire khmer règne sur la Thaïlande et le Cambodge. Le bouddhisme theravāda prend racine et les soldats khmers portent des tatouages surnaturels pour les rendre invincibles.
En observant ces dogmes, ils accroissent le pouvoir occulte de leur Sak Yant. Les règles imposées par le moine Luang Phor Pern étaient bien plus nombreuses, avec quelques curiosités. Voici un exemple cocasse relevé sur le site Sak-Yant.com : « Si vous mangez une banane, vous ne devez pas la mordre, cassez-la en petits morceaux et mettez-les dans votre bouche ». Si vous êtes une bonne personne et que vous respectez ces usages ; vos souhaits seront vite exaucés. C’est le pouvoir divin du Sak Yant.
Bouddhisme et Brahmanisme
En Inde, les religions bouddhiste et brahmanique sont à l’origine des Sak Yant. Vers 1500 avant J.-C., les brahmanes rejoignent la plaine de l’Indus et du Gange, en Inde. Le chercheur Michel Angot, spécialiste indianiste et sanskritiste français, explique que les brahmanes ont apporté « des poèmes et une langue, le Veda et le sanskrit. Ils sont les maîtres de la parole et traitent du sacré sous toutes ses formes. » Ainsi, les brahmanes auraient créé les Yant — ou Yantra en sanscrit — symboles géométriques sacrés. Au Ve siècle avant J.-C., le brahmanisme et le bouddhisme coexistent avant de prendre un chemin opposé.
C’est une période très conflictuelle avec la Birmanie, qui détruit le royaume d’Ayutthaya en 1767. Les Sak Yant se sont répandus à ce moment-là.
Le philosophe français Étienne Tassin éclaircit la différence conceptuelle qui existe entre ces deux religions : « Les brahmanes affirment la réalité en tout homme d’une âme vouée à survivre aux individus par une nouvelle incarnation. Les bouddhistes professent, à l’inverse, la doctrine du non-soi ou de l’absence du soi, faisant de l’âme une apparence ou une fiction. » En Inde, le bouddhisme se volatilise vers l’an 1000. Il domine alors l’Asie du Sud-Est : Thaïlande, Cambodge, Birmanie, Laos, etc.
Le bouddhisme theravāda s’implante à Angkor, tandis que le brahmanisme disparaît définitivement de la capitale khmère au XIIIe siècle. Le bouddhisme theravāda aurait conservé la pratique des Yantra et des rituels magiques indiens. Les Yant auraient donc plus de 3000 ans.
Une pratique difficile à dater
La pratique du tatouage Sak Yant est plus difficile à dater. Entre le IXe et XIIIe siècle, l’empire khmer règne sur la Thaïlande et le Cambodge. Le bouddhisme theravāda prend racine et les soldats khmers portent des tatouages surnaturels pour les rendre invincibles. Ces écritures sont à la fois des prières bouddhistes et des sorts chamaniques. En 1351, ces croyances restent ancrées dans le royaume d’Ayutthaya ou du Siam (future Thaïlande). Le roi Ramathibodi déclare le bouddhisme theravāda comme la religion officielle. Au XVe siècle, il semble que le roi Naresuan Maharaj et les membres de sa royauté arborent un Yant sur le poignet.
Militaires et policiers accueillent avec force ces possédés du Sak Yant. Ils leur frottent l’oreille. C’est la technique pour les calmer.
C’est une période très conflictuelle avec la Birmanie, qui détruit le royaume d’Ayutthaya en 1767. Les Sak Yant se sont répandus à ce moment-là. Les guerriers se font encrer la suea yant, une chemise tatouée de Sak Yant pour les protéger des lames et des flèches. Au cours des millénaires, les moines bouddhistes développent leurs propres designs de Yant. Le moine vénérable Luang Phor Pern en est le meilleur représentant. La tradition du Sak Yant est désormais liée à la culture thaïlandaise. Le festival annuel Wai Khru est le lieu de pèlerinage du Sak Yant, par excellence.
Possédés par les Sak Yant
À 9 h 39, le festival Wai Khru débute enfin. Dans la cour du temple, les disciples sont assis au sol, en position de méditation. Debout sur la scène, les moines scandent les katas sans relâche. Ces prières incessantes bénissent et activent les Sak Yant. Elles les régénèrent aussi, car leurs vertus sont limitées dans le temps. Leur pouvoir dure environ une année. Le spectacle commence. Avec une chaleur déjà écrasante et la fatigue d’une nuit intense, les dévots fraîchement tatoués sont possédés par leurs tatouages : tigre, singe, crocodile, serpent, etc. Parfois torse nu, avec de nombreuses amulettes autour du cou, ils s’agitent et entrent en transe. Ils miment leur animal totem. Ils poussent des cris ou rugissent. Ils sautent, rampent et courent à toute vitesse. Ils se ruent avec puissance vers la statue géante de Luang Phor Pern.
En 2011, le ministère de la Culture a déclaré l’interdiction de tatouer des Yant aux Occidentaux. Mais ça n’a pas fonctionné, l’appât du gain étant plus fort que le respect de la culture.
Militaires et policiers accueillent avec force ces possédés du Sak Yant. Ils leur frottent l’oreille. C’est la technique pour les calmer. Les femmes ont la réputation de mieux contrôler le pouvoir de leurs Sak Yant. Malgré le nombre de possédés survoltés, l’organisation ne déplore aucun blessé. Cette transe impressionnante s’appelle le khong khuen.
La cérémonie prend fin avec la distribution de Nam Monthr, l’eau bénite. Sur la scène, les moines aspergent les disciples au tuyau d’arrosage. Ces derniers se rapprochent en masse avec des bouteilles vides à la main. C’est une véritable marée humaine. Il ne faut pas être agoraphobe ! Les disciples tentent de récupérer un peu d’eau sacrée. À la fin des jets d’eau bénite, la cour se vide, mais les séances de tatouage se poursuivent durant toute la journée.
Tourisme intensif
Le festival Wai Khru voit sa fréquentation en hausse chaque année. De nombreuses agences de voyages proposent des forfaits, aux prix attractifs, aux Occidentaux. La force spirituelle du cérémonial ajoutée à la transe khong kuen attirent les curieux. Sauf que ça ne plaît pas aux Thaïlandais qui voient d’un mauvais œil cette appropriation culturelle. Certains tatoueurs peu scrupuleux et sans expérience placent mal les Yants sur le corps. Cela les offense. En 2011, le ministère de la Culture a déclaré l’interdiction de tatouer des Yant aux Occidentaux. Mais ça n’a pas fonctionné, l’appât du gain étant plus fort que le respect de la culture.
Adresse : Moo.3, Wat Lamut-Nara Phirom Road, Tambon Bang Kaeo Fa Bang Phra, Nakhon Chai Si District, Nakhon Pathom 73120, Thaïlande. Il faut prendre le train à Bangkok jusqu’à la gare de Nakhon Chai.
Sources :
bp.or.th sakyantbelgiquefrance.com sak-yant.com
Livres :
Sacred tattoos of Thaïland, de Joe Cummings et Dan White Tatouages sacrés, d’Isabel Azevedo Drouyer