Le bal des tatoués

Le 10 juin 1950, Robert Giraud, jolie plume, électron libre, et Jacques Delarue, inspecteur de police, publièrent un petit livre d’une soixantaine de pages sur « Les tatouages du milieu » dans la collection « la Roulotte », créée par les éditions « Aux portes de France ». Outre les recherches du médecin Alexandre Lacassagne imprimées en 1881, cette étude sur une pratique encore marginale était novatrice, car elle capturait l’essence de la bousille Française des années 1950 toujours opérée à la triplette d’aiguilles. Particulièrement bien documenté, l’ouvrage dévoile cet art brut et populaire, sa symbolique figurative et son caractère antisocial. « Les tatouages du milieu » contient 80 dessins, 82 reproductions photographiques et plus exceptionnel, 11 photos du célèbre photographe Robert Doisneau. L’auteur du très lisse « Le Baiser de l’hôtel de ville » découvrit Paris la nuit aux côtés de son ami Robert Giraud. Ce dernier était un poète habitué des bas quartiers. Il parlait l’argot, fréquentait les bistrots et connaissait tous les clochards de la capitale.

Fin juin, Robert et Jacques organisèrent une fête pour la publication du livre. Les photographes Doisneau et Pevsner ainsi que quelques journalistes immortalisèrent le « Bal des tatoués » où l’aristocratie encrée des bas-fonds parisiens exhiba ses plus belles pièces. La soirée débuta « Aux Quatre Sergents de La Rochelle », un café de la rue Mouffetard, à deux pas de la place de la Contrescarpe. Les Parisiens de bonne famille évitaient ce périmètre réputé infréquentable, où trainaient les « débonnaires », les clochards et les poètes qui « ont accoutumé de faire glisser l’alexandrin à coups de rouge ». En cette fin de mois, la capitale connaissait une importante vague de chaleur, plus de 35°. Les soiffards s’abreuvèrent de piquette et les esprits s’échauffèrent. Les rires et les éclats de voix résonnaient sur les pavés. Olivier, le patron du bistrot, dégagea vite fait les agités : « Pas de publicité, où nous serions envahis par une horde de singes lubriques et grimaçants ».

La fête se poursuivit alors à deux pas de là, dans le plus ancien bal musette de Paris « Les Escarpes », une enseigne familiale située place de la contrescarpe. Les baluches en France avaient mauvaise presse. Lieux mal famés où triomphaient jadis les Apaches au coup de schlass facile. D’ailleurs, les bancs et les tables étaient vissés au sol pour éviter qu’ils se tapent dessus avec. Ce soir-là, l’ambiance était bon enfant, les tatoués étaient les rois du spectacle, mais les « frimants » leur emboîtèrent le pas. Le dessinateur humoristique Gus muni d’un crayon à encre recouvrit les peaux vierges de ses fantaisies. Ainsi, un serveur exhibait sur son front : « N’oubliez pas le garçon merci ». Sous-entendu, pensez au pourboire. Un concours fut organisé. On s’amusa alors à repérer les faux tatouages. L’éditeur portait une guillotine encadrée par la fameuse expression « Promis à Deibler », le célèbre bourreau décédé en 1939. Rappelons que la peine de mort tranchait toujours les têtes en 1950 ! Durant la soirée, même les femmes affichaient des « inscriptions charmantes et éphémères » sur leurs cuisses, leurs bras ou leur dos : « motifs symboliques, arabesques ou plaisantes caricatures, etc. » La blonde Simone, bon chic, bon genre, exhibait une caricature de Gus sur son dos. Elle gagna le concours du plus beau tatouage et l’on immortalisa le dessin au côté de ceux d’un vrai tatoué.

À l’aube, invitée par Robert Giraud et Pierre Mérandol, la chanteuse Fréhèl avec ses Charentaises « rugissait » au micro du réalisme 1925, un style musical sombre d’entre-deux-guerres. Avec une voix de « contralto râpeux », la vieille femme était accompagnée à l’harmonica par le clochard Léon-la-Lune. Une ambiance idéale pour René de Montreuil, Claude l’insensible ou Roger la casquette qui exhibèrent leurs « graffitis » empreints d’amour, de fatalisme et de mélancolie. Le photographe Doisneau immortalisa « le bal des tatoués » avec une série de magnifiques clichés. Le journal Qui ? consacra deux pleines pages à cette soirée mémorable. Le journaliste Jean le Conte évoque Richardo l’homme le plus encré, de la tête aux pieds, mais aussi le père Maurice, tatoueur de son état. Ce vieil habitué du quartier des Halles affirme être le fils de la célèbre Goulue et arbore sur son abdomen la reproduction du tableau à l’effigie de sa mère par Toulouse-Lautrec ! Une photo du Père Maurice en train de piquer une femme au bassin de l’arsenal invite le client à prendre rendez-vous. Anecdote, Mérandol et Giraud reprirent le bal Les escarpes en 1951 pour présenter des spectacles avec le poète de la rue Mouffetard André Gellynck, l’homme insensible Claude, docker sur Seine, qui se plante des épingles de nourrice dans la peau, mais aussi la chanteuse Fréhel toujours accompagnée du musicien Léon de la Lune. Elle mourut peu de temps après. Ainsi, le V conclut : « Dans la vieille salle qui connut les bals d’Apaches, dignes des mystères de Paris, les snobs, les mondains et les belles dames se tortillent les hanches en mesure et chaloupent du bassin. »

Source :

Qui ? 17 juillet 1950

Paris-presse, L’Intransigeant, 4 avril 1950

V, 18 février 1951

https://www.histoire-du-tatouage.fr/

+++ Auteure de LOVE, TATTOOS & FAMILY, (ISBN : 2916753214) +++ Co-Fondatrice de FREE HANDS FANZINE +++ TATTOW STORIES +++

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