La prostitution est « la plaie » que toutes les sociétés dites « civilisées » tentent de maîtriser depuis des millénaires. Entre 1830 et 1930, c’est l’âge d’or des maisons de tolérance en France, les fameux bordels. Le système réglementariste encadre les activités de la prostitution légale. Cependant, sur les trottoirs, les insoumises font de la résistance. Sous la protection du souteneur, ces tatouées de petite vertu troublent l’ordre public.
Texte : Alexandra Bay – Article publié dans Tatouage Magazine
En France, entre 1830 à 1930, c’est la grande époque des maisons de tolérance. Les prostituées qui y exercent leurs talents sont appelées « filles publiques ». Depuis le XIXe siècle, le système réglementariste encadre l’amour vénal de manière drastique. En façade, les politiques maîtrisent le vice et préservent la tranquillité des foyers bourgeois. En réalité, la misère intensifie le phénomène des insoumises. Sur le trottoir, ces femmes tatouées perturbent les bonnes mœurs. Souvent endettées et sans attaches, elles vendent leur corps pour quelques francs. Elles vivent de l’un des plus vieux métiers du monde.
Le plus vieux métier du monde
Et pour cause… La prostitution se retrouve dans toutes les sociétés depuis des millénaires comme les prostituées de Babylone, les hétaïres ou courtisanes de la Grèce antique et les esclaves sexuelles de Rome. Et à ces différentes époques, le tatouage orne déjà les peaux, hommage divin ou au contraire, marque d’infamie. À Babylone, 5 000 ans avant Jésus-Christ, les danseuses ou les musiciennes se font tatouer le signe de leur saint-patron Bès sur les cuisses. Elles améliorent ainsi leurs performances artistiques. Les femmes se produisent dans les maisons de bière. On les écoute, on les admire et on paie pour goûter à leurs charmes. Certaines officient dans les temples, ce sont les prostituées sacrées. Les fidèles s’unissent avec elles pour approcher la divinité, au plus près. Selon une légende, le temple d’Aphrodite, déesse de l’amour, aurait abrité plus de mille prostituées sacrées.

Empire Romain
Dans l’Empire romain, ce sont les esclaves qui assouvissent le désir des hommes et des femmes libres. Au Ve siècle avant Jésus-Christ, le législateur Solon réglemente la prostitution et construit des lupanars financés par la cité. Ce sont les ancêtres des bordels. À Pompéi, dans un lupanar quasi-intact, les spécialités de chacun(e) sont peintes au-dessus de leur « chambre ». Usés, considérés comme des objets, ces prisonniers sexuels fuient parfois. L’inscriptio frontis, le tatouage sur le front est la punition du fugitif.
Le maitre de conférences, Luc Renaut raconte l’histoire de l’esclave Gastron. Il doit assouvir toutes les exigences de sa maîtresse Bitinna. Cette dernière découvre qu’il a offert du plaisir à d’autres femmes. Folle de jalousie, elle fait appeler Kosis le tatoueur avec ses aiguilles et son encre. Elle déclare : « puisque ce prétendant homme ne veut rien savoir, il va apprendre ce qu’il vaut en portant cette inscription sur le front. »

Justinien ou l’ironie
Au Moyen Âge, à partir du Ve siècle après J.-C., entre pression morale et maladies vénériennes, la société essaie d’endiguer le phénomène. Cependant, les monarques sont les premiers à céder aux plaisirs de la chair. Entre 400 et 500, Justinien réglemente la pratique et il connaît bien son sujet, car sa femme Théodora était une prostituée. En l’an 808, Charlemagne autorise les corporations de prostituées. On les appelle les filles publiques. L’état les taxe et leur impose d’exercer dans les « clapiers » ou les « bordeaux » tenus par des maquerelles. On les retrouve à la Cité, dans les rues de Glatigny, Mascon, la Boucherie, etc. Au XIe siècle, le Palais des rois de France a sa propre corporation de « Prostituées royales ». Elles assouvissent les désirs du souverain où qu’il soit.

Le harem de François 1er
Sous le règne de François 1er, on compte environ 6 000 filles publiques. Le roi dispose toujours de son « harem », mais attention, il s’agit de « filles nobles » comme Mademoiselle d’Helly. La différence avec les filles publiques ? Elles ne transmettent pas de maladie vénérienne… En 1734, on punit et tatoue la maquerelle. On la promène sur un âne, le visage tourné vers la queue, portant un écriteau « maquerelle publique ». On la fouette, puis on achève son humiliation en lui inscrivant la lettre M sur la peau. Malgré les ordonnances en tous genres, les rois sont bien incapables de contrôler la prostitution qui se propage au rythme de la misère.

Le système Règlementariste
Entre 1799 et 1804, durant le Consulat dirigé par Napoléon de Bonaparte, le métier connaît un gros changement. Le pouvoir exécutif met en place le système réglementariste. La prostitution est tolérée, uniquement si elle respecte les règles imposées par l’État. La police des mœurs est créée pour surveiller les filles publiques. La loi de 1829 les oblige à exercer uniquement dans les maisons de tolérance, signalées par un gros numéro sur la façade. Les tenancières des établissements doivent tenir un registre des filles et consigner leurs activités en chambre. Chaque prostituée s’enregistre à la préfecture de police. Elle reçoit une carte. Les contraintes sont lourdes et nombreuses sont celles qui vivent dans la clandestinité.

Les insoumises
Ce sont les insoumises, on les retrouve sur la promenade des Champs-Élysées ou dans le quartier de l’Opéra. Elles s’appellent Belle-cuisse, Faux-Cul, Mignarde, Cocarde, la Bancale, Modeste, etc. Ce sont des petits « noms de guerre » affectueux affublés par leurs camarades d’infortune. Il s’agit d’échapper aux poursuites judiciaires ou tout simplement à la surveillance de la justice. On oublie les demi-mondaines Réjane, Cléo de Mérode ou Liane de Pougy. Ces cocottes rêvent de se faire épouser par de riches hommes et ont toute leur chance, comme la célèbre Sara Bernhardt. Alexandre Parent-Duchâtelet compte environ 4 000 à 5 000 illégales qui échappent à la surveillance étatique.

Les grandes horizontales
On passe sur la glorification des grandes horizontales par les artistes fascinés, comme l’écrivain Alexandre Dumas fils ou le peintre Toulouse-Lautrec. On veut connaître la vie de ces pierreuses tatouées qui se font prendre derrière les fortifs. Ces filles au cœur brisé qui finiront leur vie tribade, soit lesbienne. Un fléau plus menaçant que l’insoumise, c’est dire ! En 1836, le médecin hygiéniste Alexandre Parent-Duchâtelet s’intéresse à ces femmes. Il est le premier à rédiger une étude anthropologique approfondie sur ces marginales : « De la prostitution dans la ville de Paris, considérée sous le rapport de l’hygiène publique, de la morale et de l’administration. » Il devient alors l’apôtre du réglementarisme et compte environ 4 000 à 5 000 illégales qui échappent à la surveillance étatique. Au sein de la maison close, la tenancière garde l’argent des passes et cumule les dettes des filles.

Comme la loi le stipule, seul le chiffre bien plus grand indique un lieu de prostitution.
Condamnées à l’endettement
Au début du XXe siècle, les tenancières gagnent bien leur vie avec les maisons de tolérance. Parfois, ce sont d’anciennes filles publiques qui ont quitté le métier pour se marier. Elles se lancent en couple dans cette entreprise. Elles choisissent leurs futures recrues grâce aux intermédiaires. En effet, il existe un vrai réseau de recrutement dans les grandes villes. À Paris, Bordeaux, Marseille, des bureaux de placement publient des petites annonces et les procureuses, surnommées ainsi par la police, écument les salles des pas perdus dans les gares, les squares, les hôpitaux, etc.

Poissons Recruteurs
Des hommes ou « poissons-recruteurs » traînent dans les cafés et aux alentours de la porte Saint-Martin, de la rue Saint-Denis, près de République, à Paris. Ils y rencontrent une jeune fille fraîchement débarquée de sa province, à peine la vingtaine. Pleine d’espoir, elle cherche du travail. Et à cette époque, il n’y en a pas ! Elle n’est pas forcément jolie, mais bien faite. Au bout de plusieurs jours, le ventre vide, elle sera plus facile à convaincre. Le recruteur lui offre un p’tit repas et une nuit d’hôtel, puis il la présente à la maison de tolérance. Il gagne 50 francs à chaque transaction.
Au turbin !
Débarquée le matin, la fille travaille le soir même ! On dit qu’elle est à la « redresse ». À ce stade, elle est déjà endettée. Ironie du sort, elle doit rembourser son trajet, alors qu’elle rêvait d’une vie meilleure ! Au sein de la maison close, la tenancière garde l’argent des passes et cumule les dettes des filles. Elles doivent tout payer, le repas, l’alcool, et même louer les vêtements, les draps… Et les prix sont prohibitifs… Par exemple, la tenancière lui vend des souliers pour 35 francs, l’épicerie parisienne « le bon marché » propose la même paire à 6 francs. Si on compte la passe à 10 francs dans un « bordel de luxe »… Sans être doué en calcul, on a vite saisi le taux d’endettement de ces jeunes filles.

Le souteneur, amour et voie de garage
Au XXe siècle, la misère dans les grandes villes intensifie le phénomène des insoumises et du proxénétisme. L’écrivain français Maxime Ducamp compte alors 120 000 illégales juste à Paris. Comme Jean Feixas l’écrit si bien dans le Ruban « Le nombre des filles augmentant d’une part, la capillarité des personnels entre le bordel et le trottoir ne cessant de s’accroître d’autre part, le pouvoir était à prendre. Le peuple des putains était à merci ! » Le plus vieux compagnon de la prostituée, c’est son proxénète.
Voyou tatoué
Le voyou tatoué plaît avec son allure de mauvais garçon. La fille se sent protégée dans les bras de ce dur à cuire. Le souteneur n’est pas toujours tendre avec sa «marmite ». Si l’argent ne rentre pas, il la bat, mais surtout pas au visage. Lorsqu’elle comprend « la leçon », elle repart au galop comme l’assène le tenancier Ernest Beaudarmon dans « La Maison Philibbert » : « Une femme c’est comme une jument, ça s’corrige au fouet et à la cravache… […] Après la raclée d’un vrai mac, madame peut redescendre au turbin. »

Incorrigible romantique
Éternelle amoureuse, l’insoumise cède à la coquetterie du tatouage, comme son homme. Elle revêt alors ses initiales ou son prénom. En 1836, le médecin hygiéniste Alexandre Parent-Dûchatelet mentionne le tatouage de ces femmes avec dureté : « Ces inscriptions servent à montrer avec quelle facilité ces femmes changent d’amants, et combien sont mensongères ces protestations d’attachement à la vie ou à la mort ; j’en ai vu plus de trente sur le buste d’une femme dans l’infirmerie de la Force, sans compter celles qu’elle pouvait avoir sur d’autres parties du corps. » Si le tatouage devient l’indice du criminel récidiviste chez l’homme, il est le témoignage d’une moralité déchue chez les femmes. À suivre.