Au milieu de l’Océan pacifique, à Samoa, les sœurs siamoises Taema et Tilafaiga offrirent des outils à tatouer au chef Su’a pour le récompenser de son accueil.
Au milieu de l’Océan pacifique, à Samoa, les sœurs siamoises Taema et Tilafaiga offrirent des outils à tatouer au chef Su’a pour le récompenser de son accueil. En hommage aux divinités, les Samoans ont perpétué la tradition du tatau jusqu’à présent. Ils sont les seuls de l’ensemble des peuples du triangle polynésien dont la pratique du tatouage traditionnel au peigne n’a jamais été interrompue au fil des siècles. Pour son livre « Le tatouage samoan », Sébastien Galliot a étudié le sujet pendant près de 20 ans. Le chercheur du CNRS a décortiqué cette tradition ancestrale d’un point de vue mythologique, historique et sociologique. Il est également le co- auteur du magnifique ouvrage primé « Tatau : A Cultural History of Samoan Tattooing ».
Texte : Alexandra Bay – Article publié dans Tatouage Magazine
Concernant le tatouage, la mythologie samoane semble très complexe. Est-ce qu’il existe une version « officielle » ?
Sébastien Galliot : Il n’y a pas « une » version officielle. La mythologie est mobilisée pour des questions de légitimité par rapport au territoire et aux relations généalogiques avec les divinités. Ils existent plusieurs versions en fonction des tatoueurs, car il y a une certaine compétition entre les différents clans. La mythologie leur permet de jouer avec des liens généalogiques existants en fonction de certaines parties du territoire où les divinités ont laissé des traces de tradition orale ou dans le paysage. Si tu es un tatoueur d’origine samoane qui a grandi à Auckland, qui vient rarement à Samoa et que tu te mets à tatouer sans apprentissage à la dure comme ça se fait dans l’archipel. La seule manière de légitimer ta place dans la profession, c’est de dire « Je viens de tel endroit. Dans la mythologie, les divinités sont passées par mon village et mon grand-père est untel. J’ai un lien avec ces deux divinités, donc moi aussi, j’ai le droit de tatouer. » Plus ta généalogie est longue, plus ton pouvoir même d’ordre surnaturel est important. Un tatoueur ne donne pas juste sa filiation à untel, il dit « je viens d’un territoire où les divinités ont déposé de la puissance ».
« Dans la mythologie, ce sont les personnes qui ont su se montrer polies et déférentes envers les divinités, à qui on donne les outils et qui deviennent tatoueurs.»
Sébastien Galliot
Justement, tu expliques que dans la mythologie ce sont deux sœurs siamoises Taemā et Tilafaigā qui offrent les instruments à tatouer aux Samoans. Peux-tu me raconter cet épisode ?
Sébastien Galliot : On va passer sur les différentes variations. En gros, ce sont deux femmes siamoises qui entreprennent un voyage et à un moment donné de leur quête, elles tombent sur des outils à tatouer, soit qu’elles trouvent ou qu’on leur donne selon les périples. Elles les offrent en échange d’une hospitalité convenable. Dans la mythologie, ce sont les personnes qui ont su se montrer polies et déférentes envers les divinités, à qui on donne les outils et qui deviennent tatoueurs. C’est important, car elles ont su les accueillir avec tous les honneurs et les dons de nourriture. L’accueil est une valeur cardinale des Samoans.
« Même s’il y a des lois qui sont mises en place sur une partie du territoire pour interdire le tatouage. Les Samoans obéissent alors aux interdits auxquels ils ont envie d’obéir. »
Sébastien Galliot
Les missionnaires ont eu des difficultés à s’installer. Peux-tu me raconter ?
Sébastien Galliot : Au tout début de l’évangélisation, les missionnaires sont peu nombreux et les pouvoirs coloniaux n’ont pas encore pris possession des territoires. Il n’y a pas encore de présence militaire étrangère. Lorsque les missionnaires débarquent entre 1830 et 1845, c’est un territoire qui est en guerre interclanique endémique. Ce ne sont pas des guerres napoléoniennes, mais il y a des raids meurtriers d’un village à l’autre. Les missionnaires arrivent dans un contexte de reconfiguration de légitimité politique et subissent.
Cependant, les Samoans vont vite comprendre qu’ils peuvent obtenir des outils, des armes, ou des biens étrangers qui peuvent être valorisés. Les missionnaires vont alors se positionner dans cet échiquier politique local. Ils vont trouver leur place et convertir de plus en plus de gens, sans pour autant pouvoir les empêcher de se tatouer. Même s’il y a des lois qui sont mises en place sur une partie du territoire. Les Samoans obéissent alors aux interdits auxquels ils ont envie d’obéir.
Malgré l’interdiction, les gamins continuent à se faire tatouer en cachette sur une île proche comme Savai’i. Comment est-ce possible ?
Sébastien Galliot : C’est ce que révèle les archives. Les missionnaires installés dans la partie orientale de l’archipel que l’on appelle aujourd’hui les îles Samoa américaines, un plus petit territoire, sont protestants. Ils arrivent à imposer des choses beaucoup plus facilement. Si tu regardes à la même période à Savai’i et Upolu, qui sont des îles plus grandes et plus chaotiques en termes politiques, les missionnaires sont livrés à eux-mêmes. Ils n’ont pas de contrôle sur tout ce qui se passe dans les autres villages. C’est dans ces îles et en particulier à Savai’i, que les tatoueurs vont continuer de pratiquer. Les jeunes vont s’y échapper pour se faire tatouer. Il y a aussi des jeunes de Tonga qui vont se faire tatouer à Savai’i.
« Il n’y a rien à lire dans le tatouage samoan, les motifs ont un sens individuellement, mais le tatouage en tant que tel ne donne aucune indication sur le statut de la personne. »
Sébastien Galliot
Contrairement au tatouage à Tahiti (je pense à la représentation de tiki), le tatouage samoan ne rend pas hommage aux divinités. Peux-tu le confirmer ?
Sébastien Galliot : Oui, et justement, pour être sûr de ne pas dire de conneries, je suis allé voir dans ce que l’on connaissait des divinités pré-chrétiennes samoanes, tout ce que les missionnaires ont pu laisser comme traces de l’ancien panthéon polythéiste samoan, comme l’anguille, la pieuvre, etc. Il n’y a aucun motif qui renvoie aux divinités du panthéon chrétien. Tous les motifs animaliers ou d’objets de culture matérielle ne sont pas associés aux divinités. Ça ne veut pas dire que c’est profane, mais les motifs ne cherchent pas à figurer des entités divines.
Est-ce que le pe’a pouvait être considéré comme un vêtement, une parure ?
Sébastien Galliot : Tous les observateurs étrangers ont associé ça à une culotte, un pantalon, un pantalon de bain, une paire de collants, etc. on peut dire que ça a un aspect couvrant qui pour un adulte participe de la décence au même titre qu’être circoncis. Quand tu te retrouves à poil dans l’eau avec des gens de ton village en train de pêcher. Si tout le monde est tatoué et que tu n’as pas de tatouage, ils vont se foutre de ta gueule. Et si tout le monde est circoncis et pas toi, ils vont doublement se foutre de ta gueule. Ça participe à une forme de décence et une marque de maturité. Maintenant, les Samoans l’appellent le vêtement du pays. C’est devenu un emblème corporel.
« C’est un apprentissage par imprégnation et par palier progressif. »
Sébastien Galliot
L’apprenti tatoueur doit trouver sa voie, il n’y a pas de transmission verbale. Comment cela se passe-t-il ?
Sébastien Galliot : Si tu veux apprendre à tatouer, tu t’imprègnes de ce que tu vois en action. Par contre, le maître ne t’explique pas et ne te prend pas par la main pour te dire comment on tient les instruments, comment on les fabrique, etc. C’est un apprentissage par imprégnation et par palier progressif. En général, tu commences par des tâches subalternes, au fur et à mesure on te donne des tâches plus valorisantes, mais ça ne passe jamais par une transmission verbale. Si un assistant est absent, tu vas stretcher (tendre la peau) à sa place. Si tu stretches bien, on va te donner une fonction plus importante et régulière d’assistant. Si tu veux vraiment tatouer, tu as plutôt intérêt à commencer à fabriquer des outils dans ton coin. Puis, tu vas demander l’avis de ton maître sur un tatouage réalisé sur un cousin, etc.. C’est progressif.
Est-ce que le jeune apprenti doit aussi se prévaloir de relations divines pour pouvoir apprendre ?
Sébastien Galliot : On transmet à la famille ou aux proches, même les amis. On n’apprend pas à tatouer au premier italien venu. Je te dis ça parce que j’ai discuté avec un Italien qui était à Samoa pour se faire un pe’a en espérant capter quelques trucs techniques. Le gars n’était pas très franc. Les Samoans l’ont vu venir de loin et ils n’ont pas été très agréables. Ils ne sont pas complètement fermés au fait d’apprendre à des étrangers. D’ailleurs, il y a pas mal de tatoueurs étrangers qui maîtrisent la technique samoane et opèrent en Europe. Par contre, à Samoa, on essaie de maintenir cela dans la famille, car c’est un moyen de gagner sa vie.
« À la fin de ma thèse, j’ai commencé à fabriquer des outils, mais je ne savais pas à les utiliser. »
Sébastien Galliot
D’ailleurs, je me rappelle t’avoir vu stretcher à la convention de Bruxelles (il y a quelques années). As-tu expérimenté l’apprentissage ?
Sébastien Galliot : À la fin de ma thèse, j’ai commencé à fabriquer des outils, mais je ne savais pas à les utiliser. En Micronésie, j’ai rencontré un tatoueur de l’île de Yap. Il voulait réapprendre ces techniques, car ça se faisait à Yap, avant la colonisation. Il s’était fait fabriquer des reproductions d’outils traditionnels. Quand je le voyais travailler, je savais ce qui ne fonctionnait pas. Je l’avais vu faire tellement de fois par des gens qui excellent dans le métier que j’avais assimilé la théorie.
À la fin du séjour, il m’a demandé de lui faire un tatouage traditionnel. Et je lui ai tracé deux horreurs sur la cuisse. Je me suis entraîné sur des peaux de pamplemousse et des peaux d’amis marseillais de manière gratuite. Ça a prolongé mon apprentissage. J’en ai parlé à des amis samoans pour voir ce qu’ils en pensaient. Ils ont tous dit tu as carte blanche et si tu as besoin tu peux nous demander des conseils.
« Tu dois éviter de te raser ou d’avoir des rapports sexuels pendant la durée du tatouage. » Sébastien Galliot
Sébastien Galliot
Comment se déroule le rituel de tatouage ?
Sébastien Galliot : Si on commissionne un tatoueur pour se faire un pe’a dans un contexte rituel, il y a un certain nombre d’interdits. Ça varie selon les tatoueurs. Il y a deux-trois écoles différentes. Par exemple, tu ne peux pas te balader seul la nuit. Tu dois éviter de te raser ou d’avoir des rapports sexuels pendant la durée du tatouage. L’accueil que tu réserves au tatoueur est aussi ritualisé. C’est rarement toi et le tatoueur. C’est toi et ton groupe familial. Il faut que la famille fasse à manger, qu’elle donne de l’argent au tatoueur pour son essence, qu’elle lui fournisse des paquets de clopes, etc.
Il faut prendre soin du tatoueur avec toutes les formules cérémonielles qui sont réservées à son statut particulier d’expert tatoueur. À la fin du tatouage, il y a une séquence où l’on rétribue le travail du tatoueur et de ses assistants. C’est très codifié. Les biens sont distribués dans un ordre très précis : une noix de coco, un tissu, une natte, des billets de banque. C’est le maître de cérémonie qui se charge d’annoncer et de distribuer les dons. C’est très solennel. L’exécution des motifs est aussi codifiée. Tu ne commences pas par le nombril ou les genoux en premier. La plupart des tatoueurs respectent le déroulement de l’exécution des motifs.
« La communauté samoane en parle (Tatau : A Cultural History of Samoan Tattooing) comme une bible et j’en suis fier. »
Sébastien Galliot
Comment a été reçu ton livre par la communauté samoane ? Car tu as reçu plusieurs prix, notamment en Nouvelle-Zélande.
Sébastien Galliot : J’ai écrit le livre anglais « Tatau : A Cultural History of Samoan Tattooing » avec Sean Mallon. Il est conservateur en chef des collections pacifique au musée de Wellington. En 2012, on avait déjà parlé de ce projet de bouquin. Il avait beaucoup de données sur les tatoueurs contemporains en milieu urbain. Il fréquentait aussi des artistes photographes qui s’intéressent au tatouage samoan. J’avais beaucoup de données ethnographiques sur l’archipel qui l’intéressait. Je maîtrisais des aspects de la langue samoane et il était un peu impressionné. Il me disait « je suis à moitié samoan et je ne parle même pas ma langue ». On s’est partagé l’écriture de la moitié du bouquin. Il a des liens privilégiés avec les éditions du musée.
Le musée nous a dit « on sort un beau livre ». Ils ont fait appel à des maquettistes de talent. Ils ont eu des idées d’encarts thématiques (féminité, outils, etc.) et de cahier photographiques. Il y a différents niveaux de lecture. On est très fier du contenu. Les designers ont fait un boulot de dingue. On a eu le 1er prix ouvrage documentaire de Nouvelle-Zélande et deux, en Australie. La communauté samoane en parle comme une bible et j’en suis fier. Pour la 2e soirée d’inauguration à Auckland, il y avait beaucoup de Samoans et ils étaient tous hyper élogieux.
En général, les élites samoanes sont tatillonnes surtout concernant leur culture. Il y a un gars qui a enlevé son t-shirt et montré son tatouage. Il a fait un discours en samoan. C’est une manière appréciable et hyper respectueuse de rendre hommage à notre travail. C’était un chouette moment. On peut commander ce livre sur le site du musée Te Papa à Wellington. Je suis aussi fier de mon autre livre au CNRS. J’ai pu mettre plus détails, plus de réflexions, plus de théories sur mes recherches.
Le tatouage samoan : Un rite Polynésien dans l’histoire
Editeur : CNRS
Asin : B07TTP8ZT8
« Tatau : A Cultural History of Samoan Tattooing »
Editeur : NewSouth Publishing
Isbn : 978-1742236162